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d abord, ce qui conduit à décrire des apparences qui réellement n apparaissent
pas encore. Et c est toujours vouloir dire ce que je pense quand je ne pense
point. Me voilà donc à vaticiner, c est-à-dire à me rendre délirant par étude,
jusqu à me tromper maintenant comme je me trompais tout à l heure. C est
toujours le récit d un poltron qui a vu le diable, et qui, dit-il, s est enfui en se
couvrant les yeux, de peur d avoir vu cette terrible face. Qu a-t-il donc vu ? Il
n avait qu à s arrêter et à ouvrir les yeux ; il n y a point d autre manière de
voir que de savoir ce qu on voit, et d abord de s interroger sur ce qu on voit.
Il n y a d autre description d un rêve que celle que se donne l homme qui
s éveille et qui fait l enquête. Je vous laisse l idée à suivre. Retenez seule-
ment, comme rare fruit de sagesse, cette espèce de maxime, c est qu il n y a
point deux objets, l objet apparent et l objet réel, mais que tout objet est
apparent et réel ensemble, et qu enfin c est le réveil qui est juge du rêve.
Il n y a pas longtemps qu à la gare Saint-Lazare, un jour de pluie, je vis
soudain des voies ferrées brillantes sous la pluie et dirigées de côté, comme si
les trains s en allaient désormais vers la rue. J eus un mouvement de surprise
et même d inquiétude que j ai bien retenu ; c est que j étais en doute sur la
position que j occupais. Il y a toujours un peu de vertige dans les erreurs de ce
genre, c est-à-dire une précaution de surprise, et convulsive. Dans le fait ce
n était qu un toit de zinc mouillé qui m offrait de brillantes parallèles. Je
remis tout en ordre, entendez que je m assurai que rien n était changé, et que
ce court rêve avait bien eu pour objet ce même monde sur lequel j enquêtais
maintenant, mais non plus selon la méthode du poltron, qui commence par
s enfuir.
D après cela jugez des apparitions, soit vénérées, soit redoutées. Songez
qu on peut toujours se dire que la chose vue a disparu, comme disparaît la
biche aux oreilles pendantes que vous voyez un moment entre deux arbres.
C est que je n ai pas toujours cette chance favorable de faire apparaître de
Alain (Émile Chartier) (1927), Les idées et les âges (livres I à IX) 41
nouveau ce que j ai cru voir. Ainsi je verrai tous les dieux possibles, tant que
je n aurai pas appris à douter. Et douter, ce n est pas douter d une chose ou
d une autre, mais de toutes et dans tous les cas. C est ce jugement de refus et
de dire non qui les fait paraître. Il ne faut point croire ; et croire est croire
qu on croit.
Alain (Émile Chartier) (1927), Les idées et les âges (livres I à IX) 42
Livre II : Les songes
Chapitre II
L objet des rêves
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L immense existence nous est continuellement présente ; nous y tenons
par l étoffe de ce corps vivant qui y est collée et adhérente, bien plus, qui s y
mêle indistinctement. Car il faut faire attention à ceci que le loin et le près ne
concernent que nos actions. Une étoile est fort loin en ce sens que je ne puis la
toucher ; mais autant que je la vois elle n est pas loin. Même, ces distances
étant l Suvre de la veille, et soutenues et distendues en quelque sorte par nos
départs retenus, il faudrait dire qu à l heure du sommeil, ce monde autour,
bien loin de nous quitter, au contraire revient sur nous et nous serre en
quelque façon de plus près. Comme la vague ne cesse point sur la plage, ainsi
toutes sortes de vagues s étalent sans cesse sur nous, agissant sur les sens que
l on ne peut fermer, comme toucher, ouïe, odorat. Il n est donc point vraisem-
blable qu une botte de roses, passant sous les narines du dormeur, ne change
point ses rêves, qu un courant d air froid ne change pas ses rêves, que le
roulement d un tombereau ne change point ses rêves. Nous aurions chacun
beaucoup à dire là-dessus si nous pouvions remarquer ce qui nous réveille, et
Alain (Émile Chartier) (1927), Les idées et les âges (livres I à IX) 43
la première apparence que prend cette perception ; mais communément cette
première apparence est redressée, entendez qu elle prend le sens d une per-
ception à proprement parler, en sorte que nous ne disons point alors : « J ai
rêvé », mais seulement : « Je me suis éveillé à la clarté soudaine, au bruit, à la
fumée. »
Que les objets du monde soient donc la substance de nos rêves, c est ce
qui est évident. J irais jusqu à dire que nos rêves n ont jamais d autres objets
que les objets. Mais cette remarque suppose, pour être entendue, un grand
détour de doctrine. Il faudrait en venir à joindre toujours l imagination à la
perception, sous la forme de l affection ou de l émotion, non point sous la
forme d un autre objet qui recouvrirait en partie l objet. Par exemple, il y a de
l imaginaire dans le vertige de chute en ce sens que je ne tombe pas ; mais cet
imaginaire est réel par l affection, c est-à-dire par le sentiment de cette défen-
se et de cette peur qui creusent le gouffre. Si l on suivait assez cette idée, on
comprendrait qu il n y a pas de perception sans imagination, et aussi, ce qui
est un peu plus difficile, qu il n y a point du tout d imagination sans percep-
tion. Cela revient à dire encore une fois que ce monde ne cesse pas d être
présent et de modifier sans cesse mes réactions et affections; en sorte qu il
n arrive jamais que mes propres agitations ne présentent pas, en même temps
qu elles le cachent, quelque objet à découvrir qui nous donnerait puissance de
les faire varier. Que donc je voie un fantôme dans le brouillard ou dans la nuit,
ou que je le voie les yeux fermés, il y a toujours quelque chose à découvrir
autour qui explique en partie le fantôme, comme une ombre lunaire, ou un
rayon sur les paupières, ou un contact léger, ou froid, ou chaud. Je ne compte
pas présentement les frissons, fourmillements et mouvements du corps, qui ne
cessent pas plus dans le sommeil que dans la veille, et dont aucune perception
n est jamais séparable. Je dis seulement que l objet autour, qui ne laisse point
de nous vêtir, y est toujours pour quelque chose. Par exemple notre corps ne
cesse point de peser, et ainsi d appuyer sur quelque corps résistant ; notre
corps ne cesse point de toucher l air ni de baigner dans cet éther où l on sup-
pose que voyagent sans cesse des myriades de vibrations. Que nous puissions
donc composer quelque objet sans avoir égard au monde, c est ce qui n est pas
vraisemblable.
Au reste, il ne manque pas d observations, comme celle du rêveur qui
reçoit un léger choc sur la nuque, et se réveille disant qu il a rêvé de révo-
lution et de guillotine. Le commentaire dépasse de loin l objet ; mais c est ce
qui arrive aussi dans nos perceptions ; nous ne jugeons le vrai de chaque chose
qu après de folles interprétations, qui sont presque toujours oubliées, mais non
pas toujours ; une feuille est prise pour un oiseau, une ombre qui se déplace
pour une souris qui court, un coup de tonnerre pour le roulement d un train sur
un pont. En particulier la lecture des caractères, sur les enseignes ou sur les
affiches, donne souvent lieu à des méprises risibles. Un jour je lisais en lettres
dorées «Salon de confiture », et je construisais déjà des suppositions à demi
vraisemblables, lorsque je vis enfin toutes les lettres de l enseigne, dont
quelques-unes m étaient cachées par des branches. Bref, je devine toujours
beaucoup ; on peut même dire qu une perception où je ne devinerais rien ne
Alain (Émile Chartier) (1927), Les idées et les âges (livres I à IX) 44
serait plus une perception. Par exemple, c est percevoir un trou que deviner la
chute avant d y tomber. C est deviner que voir devant soi un mur impé-
nétrable. Et nous devinons souvent à l aventure ; ce bruit de moteur, je le
rapporte ou à une voiture ou à un avion, ou à un dirigeable, ou à un canot
automobile, et je me trompe souvent. Un bruit dans la nuit me trompe souvent.
J appellerai perception vraie la recherche où je me jette soit par prudence, soit
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